Votre serviteur ne croit pas au karma, aux malédictions, ni même à la poisse. Mais certaines histoires ont quand même de quoi le faire douter : et si certains étaient poursuivis par un destin farceur ? Dans ce cas précis, de surcroît, difficile de se faire un avis : avons-nous affaire à quelqu’un d’incroyablement malchanceux ou d’extraordinairement chanceux ?
Lignes de flottaison
Le 29 mai 1914, dans l’estuaire du Saint Laurent, le navire Empress Of Ireland fait route vers l’Angleterre pour sa 192ème traversée. A son bord, 1477 passagers et membre d’équipages.
A 1 H 40, en pleine nuit, le navire est entouré de brume. Sur la passerelle, les membres d’équipage savent que, huit milles nautiques devant eux, se trouve le Sorstrand, un charbonnier norvégien. Ce qu’ils ignorent, en revanche, c’est que ce dernier est plein, et qu’il n’avance pas très vite.
L’équipage se rend rapidement compte qu’il a comblé son avance lorsqu’un des feux de mât du charbonnier surgit sur tribord. L’impact est impossible à éviter, et l’équipage décide de tenter une manœuvre pour minimiser le choc, ainsi qu’un passage d’urgence en machine arrière toute. Paradoxalement, c’est ce qui sera fatal au bateau : le Sorstrand et l’Empress of Ireland se percutent, mais le paquebot continuant d’avancer, le charbonnier ne reste pas encastré dans la coque qu’il a éventrée. Une voie d’eau s’engouffre dans le paquebot, alors que le charbonnier, touché à l’arrière, continue de flotter.
L’Empress of Ireland coule en 14 minutes, à 1 H 55, dans une eau dont la température est proche du zéro. Sur les 1477 passagers et membres d’équipage, il y aura 1012 morts.
Et, parmi les survivants, il y a William Clark. Lequel William Clark pelletait du charbon dans la chaudière de l’Empress of Ireland, et dont c’était la première traversée sur le bateau, tout nouvel embauché de la compagnie, après deux ans à terre.
William Clark pelletait en effet déjà du charbon, auparavant. Son métier, il l’avait exercé la dernière fois le 14 avril 1912, lorsque son bateau avait heurté un iceberg. Il avait réussi à remonter sur le pont, avait sauté dans l’eau glacée, mais avait été attiré vers le fond lorsque le navire avait coulé à pic, avant d’être projeté à la surface par l’explosion de la chaudière et d’être miraculeusement recueilli par un canot de sauvetage. William Clark était un des membres d’équipage survivant du Titanic, et, ce soir de 1914, il avait comme un air de déjà-vu.
Lors du naufrage de l’Empress of Ireland, Clark, qui travaillait à ce moment-là, dès qu’il avait senti le choc, avait compris que quelque chose de grave se passait, guidé ses compagnons sur le pont, et, avec leur aide et celle de tous les gens qu’il avait croisé en route, avait mis un canot à la mer. Malheureusement, celui-ci fut projeté par le basculement soudain du navire. Clark réussit néanmoins à le rejoindre, en nageant à nouveau dans une eau glacée.
William Clark a donc survécu à deux catastrophes maritimes majeures, et ça, c’est certain. Mais…
…Mais, le 7 mai 1915, à 14 h 25, le Lusitania est torpillé par un sous-marin allemand. Son naufrage fera 1200 morts sur les 2000 passagers.
Et, parmi les survivants, il y avait un chauffeur, du nom de Frank Toner, qui déclarera, dans le canot de sauvetage qu’il avait réussi à rejoindre à la nage, qu’il venait de survivre à sa troisième catastrophe après le Titanic et l’Empress of Ireland.
Pourtant, les registres des armateurs de ces navires ne faisaient mention d’aucun Frank Toner, qui n’apparaissait nulle part ailleurs, soit dit en passant. C’était un Irlandais d’une quarantaine d’année, à la grosse moustache grise et aux yeux très bleus, soit le portrait craché de William Clark.
Certains sont persuadés que celui-ci s’était fait engager sous un faux nom par peur que se mésaventures passées donnent à penser à ses employeurs qu’il portait la poisse. D’autres pensent que Frank Toner était juste un mythomane qui n’avait rien à voir avec William Clark.
Le présent article se gardera bien de pencher pour l’une ou l’autre solution.
Guillaume Bailly