Nice

L’enfer, et après

Hier, lundi 13 avril, le président Macron est intervenu pour la cinquième fois à la télévision au sujet de l’épidémie de Covid. Il a remercié avec des accents de sincérité toutes les personnes en première et deuxième ligne. Sauf les pompes funèbres. J’ai eu envie de vous offrir ce texte inédit extrait de l’intégrale Mes Sincères Condoléances. Vous comprendrez pourquoi.

Nice

Lorsque le téléphone du conseiller funéraire de permanence sonna, il soupira et répondit de la voix la plus ferme dont il était capable. Il attendait cet appel. Ce serait un coup de téléphone symbolique. Depuis que la nouvelle était tombée, les personnels de service s’étaient rendus spontanément au dépôt, où ils procédaient à l’inventaire : matériel, véhicules, et recensaient toute l’aide dont ils pourraient disposer de leurs confrères.

            Plusieurs agents en repos appelaient spontanément pour savoir si l’on avait besoin d’eux, et la réponse était toujours « On n’en sait rien, viens si tu veux ». D’autres ne se donnaient même pas la peine de décrocher leur téléphone et s’étaient présentés spontanément, en tenue, même en congés.

            La voix au téléphone était étranglée « Nous avons besoin d’une réquisition des pompes funèbres » un soupir « beaucoup de pompes funèbres » un silence « nous avons environ trente victimes » puis, après un nouveau silence, la voix donna l’adresse dans un sanglot.

            Le conseiller funéraire nota machinalement sur le cahier d’intervention : 14 juillet 2016, 00 H 15, départ réquisition, Promenade des Anglais, Nice.

            Le scénario de l’attaque avait été simple : peu après le feu d’artifice traditionnel de la fête nationale, auquel beaucoup de familles assistaient depuis la Promenade des Anglais, point de vue imprenable, un camion avait foncé dans la foule au nom d’un chamelier illettré du septième siècle.

            Un homme courageux avait tenté de l’intercepter sur un simple scooter, sans succès. Sans plus de succès, les policiers présents sur les lieux avaient tenté de mettre un terme à cette course meurtrière. Finalement, le camion s’était arrêté au terme d’un parcours de un kilomètre sept cent mètres, et le chauffeur avait été abattu par la police lors d’une fusillade.

            Mille sept cent mètres de désolation, de chaos, de sang et de larmes : voici ce que découvrirent les pompes funèbres lorsque les équipes arrivèrent sur place. Quelqu’un lâcha « Il n’y a que trente morts ? Ça m’étonnerait. » et il avait raison.

            Les croque-morts se mirent en quête de quelqu’un qui pouvait leur indiquer quoi faire. Il s’avéra que, dans la panique, on les avait appelés, sachant qu’ils seraient nécessaires, mais que les policiers sur place n’étaient pas prêts pour l’enlèvement des corps. Il y avait encore beaucoup à faire : constatations, relevés, identifications… Les équipes de réquisition furent envoyées face au prestigieux hôtel de la Promenade, où se trouvaient les premiers corps qu’ils seraient autorisés à emmener lors du feu vert.

            « Ça laissera un peu de temps aux collègues pour arriver » pensèrent-ils. Des renforts venaient du Var, le département voisin, pour les aider à faire face à la catastrophe.

            On demanda aux pompes funèbres d’attendre, juste en face d’un palace de la promenade. Et ils attendirent. Autour d’eux s’étendait un véritable chaos : des policiers couraient en tout sens, craignant un sur-attentat, les familles et les spectateurs, choqués, erraient en quête d’aide.

            Les pompes funèbres savaient qu’il faudrait attendre, et elles attendirent. Chaque minute semblait être une heure, alors que sur leur montre, les minutes devenaient réellement des heures. La police avait sécurisé la zone, et devait faire ses relevés, sans gêner le travail des secouristes qui s’occupaient des blessés.

            Les équipes étaient sur place depuis une heure du matin. Le premier ordre d’enlèvement arriva à six heures et demie. Durant cinq heures trente, les croque-morts n’avaient rien d’autre à faire qu’à regarder et écouter. Regarder les corps disloqués, écouter les cris et les gémissements des blessés, les pleurs des familles, contempler les survivants qui erraient, hagards, sans trop savoir que faire, ou prostrée près du corps sans vie d’un être aimé.

            Et la sonnerie des portables. Juste en face d’eux se trouvaient le corps d’une jeune femme, dont quelqu’un, manifestement, essayait de prendre des nouvelles. Dans la main du cadavre, les pompes funèbres voyaient s’allumer régulièrement l’écran du téléphone tandis que la sonnerie retentissait.

            Déjà le soleil commençait à poindre à l’horizon, et il faisait chaud. Un cadre de la direction du Negresco sortit, costume impeccable, l’air austère. « Vous attendez quoi ? » demanda-t-il.

« Le feu vert pour commencer notre travail ».

« Et, on vous laisse là, comme ça, en plan en attendant ? » s’exclama l’homme, manifestement interloqué.

« Oui »

            Le cadre de l’hôtel jeta un regard autour de lui, contemplant le massacre, puis se retourna vers les croque-morts épuisés, manifestement ébranlé. « Qu’est-ce que je peu faire pour vous ? Il fait chaud, vous devez avoir soif. Je vais vous faire apporter de l’eau. »

            Et aussitôt dit, aussitôt fait : des employés de l’hôtel, en livrée, vinrent déposer plusieurs packs de petites bouteilles d’eau dans lesquels les croque-morts puisèrent avec reconnaissance.

            Plusieurs restaurateurs et cafetiers, au cours de la nuit et de la matinée qui suivit, furent aussi solidaires avec les pompes funèbres. Un offrait café et croissants aux croque-morts qui passaient, leur permirent de recharger leurs téléphones portables, dont les batteries étaient très sollicitées. Épouses, maris, enfants, parents, proches des professionnels du funéraire savaient où ils étaient, ce qu’ils faisaient, et n’ignoraient rien de la difficulté. Sans doute savaient ils que celui qu’ils avaient laissé partir travailler, ce soir là, ne serait plus le même que celui qui rentrerait.

            Certains affirmèrent plus tard avoir vu les charognards. Des pillards qui, sans scrupules, dépouillaient morts et blessés lorsque la police était occupée ailleurs. Ils semblaient agir en petits groupes organisés, se mêlant à la foule pour passer inaperçus, puis se dirigeant subrepticement vers un corps étendu, afin de lui subtiliser portefeuille, téléphone portable… Mais aussi de menus objets, drapeaux, objets personnels tâchés de sang.

            Quelques jours après, un homme serait interpellé après avoir tenté de revendre ces objets macabres sur un site web. Mais les croque-morts étaient sûrs d’en avoir vu plus, beaucoup plus. Et, tandis que les professionnels de la mort eux-même parvenaient difficilement à contenir leurs émotions, ces pillards semblaient n’en éprouver aucune.

            Mais plus d’un garderait aussi dans un coin de sa tête le ballet des curieux, qui filmaient, prenaient de photos, sans trop savoir pourquoi. Ou, plus tard dans la matinée, quelques uns qui s’installeraient tranquillement à leur terrasse, prenant leur petit-déjeuner, indifférents, en surplombant le carnage.

            Un gradé de la police finit par arriver « Bon, voici le topo : l’identité judiciaire va traiter les décédés un par un. Vous les suivez. Ils vont procéder au relevé de tous les éléments d’identification du défunt, dans un premier temps. Ensuite, vous leur donnez une housse de corps : c’est l’IJ qui y placera le corps, et qui scellera. Vous prenez la housse fermée et vous l’amenez à l’Unité Médico-Légale. Vous ne touchez à rien. »

            Dans l’idée, c’était simple.

            L’Identité Judiciaire devait d’abord cerner le corps, après en avoir, bien souvent, avec l’aide de leurs collègues, éloigné des proches en état de choc. Ils examinaient alors le lieu sous toutes les coutures, emplacement du corps, photos, relevés, avant de se pencher sur le défunt et de détailler son sexe, son âge, ses vêtements, vérifiant si il y avait des papiers d’identité, puis remplissaient une fiche avec l’identité du mort et un degré de certitude.

            Puis ils devaient faire signe à l’équipe des pompes funèbres, qui leur tendait une housse blanche, dans laquelle les policiers installaient le corps après l’avoir délicatement soulevé, avec tous les objets qui pouvaient se trouver autour et lui appartenir, afin d’apporter des éléments supplémentaires à l’identification.

            Cela fonctionna. Trois fois.

            Dans les combinaisons blanches de l’Identité Judiciaire se trouvaient des femmes et des hommes à qui non ne pouvait pas demander l’impossible, faire leur métier du mieux qu’ils pouvaient tout en supportant l’indicible : identifier une victime, puis la porter pour la disposer dans une housse et la voir disparaître au fur et à mesure que remontait la fermeture éclair, et recommencer, encore et encore, sans perdre de son professionnalisme.

            Plusieurs versions circulèrent sur ce qu’il advint ensuite : certains parlent simplement d’un regard échangé, d’autres de tractations avec la hiérarchie policière, mais à partir du quatrième défunt, ce sont les pompes funèbres qui se chargèrent d’installer les corps dans les housses blanches. Un technicien de la police scientifique guidait et supervisait l’opération.

            La scène, avaient décrété les autorités, serait traitée à rebours. Les premières victimes décédées seraient prises en charge les dernières, ce qui compliquait encore la tâche : pour accéder à l’intervention en cours, il fallait parfois traverser toute la Promenade…

            Parfois, on voyait ici et là un policier ou un secouriste prendre un instant pour souffler. C’était le même rituel immuable : soit il levait les yeux au ciel et les gardait rivés sur le firmament, soit il cherchait un coin de route vierge de toute trace et fixait obstinément ce point, tête basse. Au fur et à mesure que la nuit s’écoulait, ceux qui regardaient le ciel se faisaient de moins en moins nombreux.

            Le responsable des pompes funèbres ne put retenir un petit élan de satisfaction. Il y avait eu plusieurs exercices de grande ampleur, auxquels jamais les services funéraires n’avaient été conviés. Et pourtant, les équipes s’activaient avec précision et compétence au milieu du chaos. Peut être, justement, grâce à leur manque d’exercice : les hommes et femmes sur place laissaient juste s’exprimer leur expérience et leur côté pratique, sans essayer de se raccrocher à un plan qui, forcément, ne correspondait pas à la réalité.

            L’ensemble avait ressemblé au chaos. Ça avait été le chaos. Jusqu’au moment où les policiers, pompiers ambulanciers, sauveteurs accourus sur place avaient purement et simplement laissés de côté les ordres théoriques d’un commandement dépassé pour uniquement se concentrer sur leur savoir-faire.

            Et ensuite, il fallait emmener les corps à l’Hôpital, où une morgue avait été mobilisée par l’Institut Médico Légal. « Allez y, on vous ouvre la voie » avait dit un officier de police. La blague… Chaque véhicule TSC [1] devait péniblement se frayer un chemin jusqu’à la sortie, montrer patte blanche pour quitter les lieux et pour y retourner, et ça, encore, ça passait… Mais Les TSC se retrouvaient ensuite, jusqu’à l’hôpital, dans les embouteillages, sans personne pour leur ouvrir la route, sans assistance, sans rien.

            Et puis soudain, ce fut fini. Jetant un coup d’oeil autour d’eux après avoir hissé le dernier corps sur le brancard, les croque-morts voyaient leurs collègues finir à leur tout, ou, pour ceux qui avaient déjà terminé, hagard, fixant les investigateurs qui scrutaient l’entrée du site, essayant de comprendre comment le camion avait pu entrer.

            C’était fini. Aussi soudainement que ça avait commencé.

            Les équipes de permanence repartirent aussitôt, pour se replonger dans le quotidien. Violente ou paisible, la mort ne s’arrêtait jamais. Les autres réagirent différemment : certains voulaient rentrer chez eux et rejoindre leurs proches, les autres s’attardaient, constituaient de petits groupes, qui allaient prendre un café et essayer d’avaler quelque chose. Beaucoup de croissants restèrent sur les assiettes, intacts, ce matin là, dans les cafés où ils s’arrêtèrent.

            Très rapidement, avec l’aide de l’hôpital, la direction des pompes funèbres mit en place un débriefing avec des psychologues. Les dirigeants décidèrent de proposer un suivi aux intervenants des pompes funèbres. Chacun bénéficierait d’entretiens individuels avec un psy, aussi longtemps que nécessaire. Combien sont encore suivis aujourd’hui ? On ne parle pas de ces choses là.

Epilogue

Plusieurs mois plus tard, François Hollande, Président de la République, tint un discours sur les attentats de Nice.

« Et c’est pourquoi nous sommes rassemblés ici aujourd’hui, comme toute la nation française, à l’image de la fraternité niçoise dans les instants qui ont suivi le drame. Je pense aux héros qui ont tout tenté pour arrêter la course meurtrière du camion. Je pense aux policiers nationaux, municipaux, gendarmes, militaires qui ont assuré avec sang-froid la protection de la population. Je pense aux sapeurs-pompiers qui sont intervenus pour porter secours aux victimes, au personnel aussi du SAMU, du CHU de Nice, de l’hôpital pour enfants Lenval, mais également des établissements publics, privés y compris de la Principauté de Monaco, et je remercie ici pour sa présence le Prince Albert.

Tous ont participé avec dévouement, efficacité à l’accueil des blessés et ont pu sauver des vies. Je pense aussi aux magistrats qui, ce soir-là, se sont rendus immédiatement sur les scènes de crime pour l’identification des corps et pour commencer le travail d’enquête. Il leur revient aujourd’hui en toute indépendance d’établir la vérité, ce qui s’est produit à Nice le 14 juillet. Nous devons la connaître, toute cette vérité.

Je pense aussi à tous les fonctionnaires des services de l’Etat, à la cellule de crise du Quai d’Orsay, à la ville de Nice, à la métropole, au département ; et puis à tous ces bénévoles, toutes ces associations et tous les agents des cellules d’urgence médico-psychologique, tous ont fait un travail magnifique, tous ont été à la hauteur de ce qu’est être un citoyen pour les autres.

Je pense aussi au civisme, à la générosité des Niçois dans ces heures dramatiques, aux riverains qui ont ouvert leur porte, aux restaurateurs, aux hôteliers de la Promenade qui ont également prodigué leur aide ; et puis aussi aux taxis qui ont transporté les personnes autant qu’il était possible durant cette nuit funeste. Tous ont bien mérité de la patrie. »

            Héros, secours, policiers, militaires, soignants, psychologues, fonctionnaires, bénévoles, hôteliers, riverains, taxis, Prince Albert de Monaco, magistrats… Tout le monde fut cité, personne ne fut oublié, même parfois les plus improbables. Le président, en délicatesse avec la magistrature suite à des réformes, fit un éloge des juges qui tenait plus de la politique générale que de l’hommage.

            Il n’y eut pas un mot sur les pompes funèbres, sur Patrick, Gautier, Guillaume, Philippe, Yves, Gilles, Olivier, Florian, Arnaud, Mickaël, Cyril, Laurent, Tristant, Laurent, Lionel, Anne, Olivier, Nicolas, Joël, Nicolas, Mathiew, Arnaud, Gauthier, Alain, James, Quentin, Cédric, Pascal, Antoine, Alexandre, Mickaël, Kevin, Julien et Régis, restés toute la nuit, parfois à attendre, avec rien d’autre pour s’occuper l’esprit que de contempler le malheur et d’écouter la désolation, parfois à pallier aux défaillances des uns et des autres, et toujours à faire leur travail, un travail nécessaire, un travail dont personne ne voulait, un travail que le Président, manifestement, ne jugeait pas suffisamment noble pour qu’il fût cité.

            Plus tard, loin de l’œil et de l’oreille du Président, une cérémonie de remise de médailles fut organisée, à laquelle les pompes funèbres furent conviées. Trois d’entre eux furent décorés pour l’ensemble des trente cinq intervenants, présents, par l’adjoint au maire de Nice, en présence du député et du préfet.

            Cette initiative avait été suggérée par les pompiers, qui avaient vu le travail des pompes funèbres et avaient été choqués qu’ils soient oubliés.

            Ces trente cinq intervenants n’attendaient pas de récompense ou de remerciements. Comme les policiers, les pompiers, les soignants, tous ceux qui étaient intervenus sur place, ils avaient fait leur travail avec le sens du devoir et du service.


Guillaume Bailly

[1]     Transport Sans Cercueil, véhicule équipé d’un caisson réfrigéré étanche destiné au transport de corps, contrairement au corbillard, véhicule équipé d’un catafalque non réfrigéré pour le transport de cercueils. Il existe des véhicules mixtes TSC/corbillard.

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