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La légende du trinqueur de Poe

Rendre hommage à un défunt est important lorsque celui-ci a eu un impact sur sa vie. Si il s’agit souvent de proches, certaines célébrités font l’objet de cette vénération post-mortem, et certaines ont droit à des attentions dignes de leur légende. Comme Edgar Allan Poe.

Trois roses et un Cognac

Le 19 janvier 1949, un petit article paraît dans l’édition du soir de The Evenig Sun de Baltimore : un journaliste, venu faire un point sur la rénovation de l’église de Westminster, a aperçu sur la tombe de Edgar Allan Poe trois roses et une bouteille de Cognac. Le journaliste a aperçu un homme, anonyme, vêtu d’un grand manteau noir, d’un chapeau et d’une écharpe blanche, muni d’une canne argentée.

Cela fait précisément 100 ans que Poe est mort. Écrivain romantique fantastique, auteur du poème « Le Corbeau », de romans et de nouvelles, parmi lesquels « La chute de la maison Usher » (dont l’adaptation sur Netflix est un ratage total), influence majeure de Lovecraft, traduit en français par Charles Baudelaire, Poe est, encore aujourd’hui, un auteur majeur du fantastique.

L’entrefilet passe inaperçu, et on n’en parle plus jusqu’en 1977. Là, un guide du cimetière, Jeff Jérôme, aperçoit sur la tombe de Poe trois roses et une bouteille de Cognac. Intrigué, le guide met la main, presque par hasard, sur l’article de 1949, pose des questions, et le gardien du cimetière lui avoue que cela dure depuis des années, toujours à la date anniversaire de la mort de Poe, la bouteille de Cognac finissant chez le conservateur après chaque passage.

Jeff Jérôme est intrigué, et décide d’en avoir le cœur net. Un an plus tard, le 19 janvier 1978, il se met en embuscade pour voir ce qui se passe. Il attend dès l’aube, caché dans des catacombes, mais est saisi d’un besoin naturel, qu’il part soulager dans des toilettes publiques. A son retour, il voit, sur la tombe, trois roses et une bouteille de Cognac.

En colère contre lui-même, il remet ça l’année suivante, s’interdisant toute hydratation dès la veille au soir, pour ne pas laisser à sa vessie l’opportunité de contrarier son plan. Et ça marche. Tôt le matin, il voit une silhouette vêtue d’un manteau noir, d’un chapeau, d’une écharpe blanche et munie d’une canne. L’homme, puisque d’après sa démarche et sa carrure, ça en est un, dépose les fleurs, se sert un verre de Cognac, trinque, et le boit, puis repart en laissant la bouteille.

La gloire anonyme

Jeff Jérôme sera alors présent à chaque rendez-vous. Chaque année, les fleurs et le Cognac seront récupérées et déposées au Musée Edgar Allan Poe, à quelques rues de là. Mais jamais, au grand jamais, ni Jérôme ni la petite bande qui l’assiste dans ses observations ne s’autorisera une chose : intercepter celui qui est surnommé « le trinqueur ». Jeff Expliquera, lorsqu’on lui posera la question, que ce rituel doit avoir une importance personnelle pour lui, et que cela ne les regarde pas.

Le mystère, au fond, a plus de valeur que la solution. Cela aurait sans doute plu à Poe lui-même.

Il arrive que le trinqueur laisse des mots sur la tombe, destinés à Poe, des phrases simples comme « je ne t’oublie pas », mais, au fur et à mesure du temps, Jeff Jérôme s’aperçoit que, à travers des phrases cryptiques et des énigmes, ces mots s’adressent à lui. Le trinqueur sait la surveillance dont il fait l’objet, et est reconnaissant qu’on ne vienne pas lui poser de questions.

Jeff Jérôme va même devenir son complice, aidant l’homme à passer inaperçu en ouvrant certaines portes fermées du cimetière le 19 janvier, pour que le trinquer échappe aux curieux qui, inévitablement, viennent assister à l’évènement. Jérôme et son équipe ne laisseront personne s’approcher.

En 1993, le trinquer laisse un mot, disant que la relève est prévue. Et, effectivement, il viendra pour la dernière fois en 1998. L’année suivant, c’est un homme vêtu à l’identique qui se présente, et laisse un mot expliquant qu’il est « un fils » désormais dépositaire de la mission.

Mais cet héritier se montre décevant. Au fur et à mesure des années, il laisse des mots de plus en plus triviaux, commentant les patchs sportifs, se présente en sweat à capuche et casquette au lieu de la tenue rituelle du trinqueur, arrête le Cognac en 2004 expliquant que c’est en représailles contre la France qui refuse d’aider les USA dans la guerre du Golfe, et vient pour la dernière fois en 2009, laissant un mot que Jeff Jérôme gardera secret mais qui le mettra dans une rage noire.

Après trois ans d’absence, en 2012, la fin du « trinqueur de la tombe de Poe » est officiellement déclarée.

Il reviendra en 2016, mais sous une forme différente : c’est une personne désignée par la Maryland Historical Society, qui a décidé de reprendre le flambeau face à la pression du public. L’identité du trinqueur ainsi désigné reste inconnue, par tradition.

« et mon âme, hors du cercle de cette ombre qui gît flottante sur le plancher, ne pourra plus s’élever, — jamais plus ! » Edgar Allan Poe, ‘’Le Corbeau’’.

Guillaume Bailly

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